samedi 23 février 2013


La Hحennaya

La ciseleuse est là. Elle œuvre sa crème mousseline avec lmeroued dl’kحoul (le petit bâtonnet très fin d’à peine 4 ou 5cm qui sert à souligner les yeux ou plutôt à les enduire de poudre de khôl). La crème verdâtre est obtenue à base d’une mixture de poudres multiples : حenna, boutons de rose, clous de girofle, *pétales de coquelicot et poudre de حarqous( pierre noire), toutes choisies et ramenées de chez le plus grand herboriste de Fès. Badiعa sent cette poudre verte malaxée à l’eau de rose. La neقacha (ciseleuse) ou brodeuse de henné est là ; elle s’installe aux pieds de la madone trempée dans son égo. Celle-ci est concentrée. Dès les premiers attouchements, elle ferme les yeux, prête à recevoir le suc de l’amour,la tendresse qui va espérer-ment étancher sa soif et apaiser sa faim. Sa faim et sa soif sont indéterminées. La femme tatouée au


18 Pour les curieux voici deux liens : http://www.zlabia.com/henneetcroyance.htm http://marochenne.blogspot.com/2009/02/la-pratique-du-henne-au-maroc.html 19C’est un groupe de chanteurs et de danseurs mystiques à connaître en suivant ce lien : http://geza.roheim.pagesperso-orange.fr/html/aissaoua.htm



henné est vêtue de sa plus belle tenue aux couleurs vives. C’est le point de mire de l’assemblée. Elle sera invitée à danser et petit à petit l’ambiance l’emporte. Sa folie douce est dissimulée avec des sourires mièvres, puis avec des rires secs, puis la danse au rythme augmentant des tamtams, enveloppe ses tempes qui crissent. Le mouvement de la tête prend de l’ampleur, on dirait un derviche tourneur mal rodé ; son cou penche à droite à gauche, son regard se perd dans l’éther, ses bras s’allongent comme pour chercher un cavalier de ronde qu’elle attire vers elle brusquement. Ses hanches frôlent l’inconnu avec des mouvements saccadés.. Bada voit sortir du corps pris dans des convulsions une lumière blanche puis rouge puis jaune puis verte.. Toutes les couleurs de la tenue ondoyée de la dame qui franchit la montée en spirale avec ses membres désarticulés, se sont cristallisées au plafond, puis doucement et en silence elles prennent leur chemin vers le ciel. Le corps dé-asphyxié par son doux génie va redonner à la femme tombée dans les paumes le goût de se relever et prendre place parmi les autres l’air tout à fait serein. Elle va certainement revivre au calme au sein de sa communauté familière qui ne soupçonne guère ses farouches dépressions, ni son teint assombri, ou n’entend ses cris étouffés, cet entourage qui n’a ni la volonté ni le tact de les prévenir, de les voir ou soupçonner, ni le pouvoir de les guérir.
Ce rituel varie d’un milieu à l’autre. Mama quoique convaincue des bienfaits de cette journée, éloigne de son esprit de telles interprétations accordées aux actes de génies. Elle accorde à cette cérémonie d’autres raisons et effets. C’est pour elle juste une occasion de rassembler les femmes entre elles bach yefouwejou (pour se délasser). Elle ajoute que dans les milieux fassis, ce rituel ne prend pas les dimensions de « l’lila l’gnawiya » (la nuitée des Gnawa), entretenue par des pratiques propres à la magie. Ceci est juste une soirée douce et raffinée, préparée en l’honneur de la femme tatouée sans plus, conclut-t-elle.
Badiعa pourtant ne cesse de fantasmer sur cet évènement qu’elle revit par ouïe dire. Elle les voit, ces femmes aériennes se transformer en youyouye, évoquant pleines incantations, combien de Slàa we Slam عla Rassoule Llahe ! (de Prières sur Dieu et ses prophètes) accompagnent les tombées en transes bénies. Dis-moi, vraiment, toi, tu ne penses pas que c’est la meilleure cure thérapeutique que puisse avoir une femme en besoin de s’éclater, puis s’apaiser, se catharsis-er au lieu d’aller chez un psy ?ou voir une tragédie à l’opéra ?, demande Badiعa les prunelles voilées, son pouls sautillant… Laissons toutes ces croyances à côté, pour moi ce ne sont que des simulations, dit-elle, de bonnes tactiques de femmes en vue de toucher leur être profond. Mais non !, elles y croient ferme, témoigne Mama à présent ébranlée dans ses convictions. La femme de ton


*pétales de coquelicots asséchées et moulues en poudre fine à la base de ce qu’on appelle l’عakar lfassi (le rouge à lèvre fassi dont les femmes s’enduisent les lèvres les joues et tout le corps avant le grand bain, Celles qui veulent avoir les cheveux roux plus qu’acajou en mettent dans la mixture henné mélangée à du safran pur. Le résultat est surprenant


oncle, certifie-t-elle, plus jeune que celui-ci de plus d’une vingtaine d’années, devait user de toute son intelligence et imagination pour susciter cette cérémonie حenna une fois l’an, ya bniyeti !! N’har l’حenna, chi kbiir pour elle, (le jour du henné pour elles est un grand jour), pour d’autres aussi ; j’en connais qui ne peuvent pas s’en passer, sinon elles dépriment vraiment, ou tombent dans les paumes, ou se tapent des crises d’hystérie, c’est vrai !; ne me dis pas que c’est normal, les femmes, chez-nous, doivent savoir se maitriser, ce ne sont que les bédouines lli كayetéحou berرyaح(ont des crises d’épilepsie) accordées à la sorcellerie, s’indigne Mama. Badiعa pense que ces journées, soirées ou lilas sont suscitées par un esprit de réjouissances purement féminines, de telles jubilations sont sublimées dans la mémoire populaire des femmes avides de transes, explique Badiعa. Les hommes bien avisés sur la santé morale et physique de leur conjointe, y adhérent de toute leur sage ardeur, afin de revoir la compagne de leurs nuits follement savoureuses dispose, et voir la mère de leurs enfants se rasséréner, redevenir normale et soumise. Oui, répond Mama, les maris que je connais y consentaient facilement !
Faut contenter Lalla Mira Lagnaouiya*, se rappelle avoir entendu Badai. Elle se remémore bien la jeune femme de son oncle, une femme si menue qui ne mesure pas un mètre cinquante et doit peser un peu plus de cinquante kilos, mère de sept enfants ; elle demandait obligeamment à son mari, prêt à répondre aux fantasmes de sa compagne : elle doit répondre à l’appel de son génie ou plutôt sa djinnya, lui avançait-elle à mon oncle gaga. Elle me souffle à l’oreille, réclamait la belle sœur à Mama, Lalla Mira Lgnawiya, la belle furie visiteuse de la nuit, elle me demande de préparer pour elle une cérémonie, confirmait celle-là à son mari. Lalla Mira me talonne partout, intransigeante, l’entendait-elle lui souffler ; elle est fâchée contre mon indifférence ; elle est en besoin de mes offrandes, annonçait-elle à son mari qui connaissait la chose ; et elle le talonnait à son tour pour lui réapprendre en roucoulant : Ya rajli l’eعeziz (ô mon mari cher), Lalla Mira veut me voir porter une tenue jaune et une autre rouge toutes en perles strass et paillettes garnies de passementerie dorée avec des babouches assorties ! Tu organiseras ta fête dans l’intimité avec tes voisines, tes sœurs, tes cousines..etc, lui recommandait l’homme, non plus intransigeant dans ce cas ultime de courtoisie appliquée exigeant de lui de répondre promptement aux demandes de sa jeune femme bienaimée ; demandes jugées justifiables. Mais ne faites pas trop de tapage, les enfants paniquent, recommandait-t-il. Tu sais qu’elle me gratifie en boursettes de pièces d’argent, ajoutait la femme : je les trouve dissimulées sous les oreillers après la cérémonie, concluait-elle tout miel tout bonbons. Oui, je sais, dénonçait le mari pressé de sortir.
Et les femmes mues par leur ruse ou muses-harpies fidèles, démoniaques et généreuses, s’activent ensemble pour plusieurs jours préliminaires à la cérémonie. Elles doivent organiser, imagine Badiعa, des espèces d’orgies à la gouza seحrawiya (noix de muscade) ou au thé bouilli avec des figues sèches fermentées. Elles aussi se saoulent à leur façon, en l’honneur de Dionysos, certainement ancêtre de Mira et Hammou. Peut être je me trompe ! Elles se grisent avec un pseudo opium puisé dans les épices et les fruits secs hautement gastronomiques des cuisines marocaines à vertu aphrodisiaque.
« Nos mamans, raconte Badiعa, se voyaient et faisaient la fête ensemble. Les derboukas, bendir, tعaرej et tambourins résonnaient dans l'espace... Tu connais, me dit-elle m'entrainant dans les souvenirs de son enfance, ce rythme binaire du petit tambourin double, tapé à quatre coups scandés au moyen de bâtonnets si fins, si résonnants dans les oreilles exaltées par ces mots : à Lalla nous allons sortir de bonne heure et nous renverserons le monde ! Donnez nous la pluie a « ssoppeça » ! (ce dernier mot signifie la « dévergondée » ou ces filles de joie, et ma foi je ne sais pas pourquoi il est employé dans une chanson au nom du prophète, peut être j’entendais mal). Que le vent de l'est nous renverse, nous l'avons fait de nos mains ! J’irais chez le menuisier, qu’il me confectionne une table ronde et j'appellerai toutes les femmes du canton, « à ssoppeça » ! (quel refrain !) à llala nous amènerons le caroube et le miel, et nous irons au pique nique ! bimakkata( à la Mecque) ya rebbi, nous vous demandons de réaliser nos vœux ! la ilaha ila llah (n’est Dieu que Dieu) Mohammed le prophète de Dieu ! Et voila le mizmar( une fine trompette) amené(e) par ma satanée tante Hحabiba, un phénomène celle-ci ! Les youyyouyouyes éclatent, et les femmes en transe font éclater leurs tambourins. C'était magnifique les après-midi soirées auxquelles les hommes ne participaient pas !
« Yaعtehoum Bla, (que Dieu les damne) certains hommes d'aujourd’hui, ils étouffent en nous ttout, même la joie de montrer notre dentition, me dit ma voisine en râlant.( vous savez qui raconte). On étouffe, on psycho-somatise, on se retient dans nos corps comprimés, compressés… Ecoute encore ces paroles : joue al fassia lh’wawiya, à lalla Malika srira we drifa we eحsbiya moulate leحnani w lقalb l’hani, (joue à Malika joue a Malika la jeune frivole, la douce au cœur insouciant et aux mains tatouées de henné), hahiya kat’dour bحnani’ha kat’dour, (la voilà tourner avec son henné tourner) ! Joue à lalla joue alalla, lustre tu es, tu es ma joie mon bonheur, joue ana bla bik (sans toi) qui suis-je… et les tambourins trinité scandent l’hwa عla Mohammed rassoul llah à rassi (ô ma tête) ! Je vais mourir pour toi et ajri عla rebbi (ma récompense est divine) !
Je ne comprends pas comment on mélange le nom de Dieu et du prophète avec l'amour, la passion, comme si Dieu et son prophète favorisaient les beaux rapports entre l’homme et la femme, cette femme de jadis, enfermée dans son cocon de soie hwawiya (fille de joie), dans son caftan kamouni (vert-cumin), avec ses yeux qui heblouni (me rendent fou)..on chante bien pour invoquer Dieu ; ajri عla rebbi (ma récompense est divine), ramène-moi le plateau, car sans toi, à côté de moi, je ne vaux rien ! Tu auras tout mon amour, ma joie, le palmier danse, mon cerveau se perd, je vais mourir pour toi… et les mouwals, chants infinis envoyés à la reine des cœurs sucrés, touchent le roi des passions endormies. N'est-ce pas très beau ces chants de l'enfance, de l'adolescence de nos mama rassemblées, vivant leur bonheur d'être adorées, cajolées tous les jours et toutes les nuits… avec ça tous les chagrins disparaissent forcément !
L’euphorie est de règle recherchée dans toute sa dimension socioculturelle et spirituelle dans ces enceintes exclusivement féminines. Journée Aphrodisiaque et Thérapeutique ! Quand je pense à une amie doctoresse d’Etat en neurobiologie, signale Badiعa, mariée en France où elle a eu ses enfants, renonçant à sa carrière qui s’annonçait lumineuse, acculée, après combien d’affres « dans ce pays d’lrorba (d’exil) dont elle se plaint, à rendre visite au psy, deux fois par semaine, j’ai les larmes aux yeux. Comment notre génération de soi-disant cultivées, émancipées, a-t-elle échue, encline à se farcir d’anxiolytiques, comme cela est devenu de coutume pour pas mal de mes collègues, aussi confinées à assumer leur émancipation moderne, se demande Badiعa jamais guérie, me ré-confie-t-elle, de sa dépression à elle, diagnostiquée par un curieux psy de chez-nous.. Plusieurs de mes collègues, m’apprend Badiعa, se vantaient chaque matin du nombre de comprimés absorbés pour nourrir leur dopage quotidien. Combien de femmes consacrées à la vie active sont prises entre les griffes d’une société masculine, intellectuellement machiste, impitoyable, esclavagiste sans en avoir l’air, considérant la femme modernisée d’une nature robotisée ou une poule acuminée. Comment cette femme dont on exige le même rendement que l’homme, dans ces institutions administratives de fonction publique et privée, peuvent-elles concilier entre leurs besognes ménagères et leur métier, quand les aides à la vie de famille sont absentes, sinon problématiques ? 

1 commentaire:

  1. Ce sont des pages de mon roman "la langueMama ou le retour à la source 1" dont je suis l'auteure, Il s'agit d'une trilogie qui verra bientôt le jour inchallah. Bouchra Benjelloun

    RépondreSupprimer