La
Hحennaya
La
ciseleuse est là. Elle œuvre sa crème mousseline avec
lmeroued
dl’kحoul
(le petit bâtonnet très fin d’à peine 4 ou 5cm qui sert à
souligner les yeux ou plutôt à les enduire de poudre de khôl). La
crème verdâtre est obtenue à base d’une mixture de poudres
multiples :
حenna,
boutons de rose, clous de girofle, *pétales de coquelicot et poudre
de حarqous(
pierre noire), toutes choisies et ramenées de chez le plus grand
herboriste de Fès. Badiعa
sent cette poudre verte malaxée à l’eau de rose. La neقacha
(ciseleuse) ou brodeuse de henné est là ; elle s’installe
aux pieds de la madone trempée dans son égo. Celle-ci est
concentrée. Dès les premiers attouchements, elle ferme les yeux,
prête à recevoir le suc de l’amour,la tendresse qui va
espérer-ment étancher sa soif et apaiser sa faim. Sa faim et sa
soif sont indéterminées. La femme tatouée au
18
Pour les curieux voici deux liens :
http://www.zlabia.com/henneetcroyance.htm
http://marochenne.blogspot.com/2009/02/la-pratique-du-henne-au-maroc.html
19C’est un groupe de chanteurs et de danseurs mystiques à
connaître en suivant ce lien :
http://geza.roheim.pagesperso-orange.fr/html/aissaoua.htm
henné
est vêtue de sa plus belle tenue aux couleurs vives. C’est le
point de mire de l’assemblée. Elle sera invitée à danser et
petit à petit l’ambiance l’emporte. Sa folie douce est
dissimulée avec des sourires mièvres, puis avec des rires secs,
puis la danse au rythme augmentant des tamtams, enveloppe ses tempes
qui crissent. Le mouvement de la tête prend de l’ampleur, on
dirait un derviche tourneur mal rodé ; son cou penche à droite
à gauche, son regard se perd dans l’éther, ses bras s’allongent
comme pour chercher un cavalier de ronde qu’elle attire vers elle
brusquement. Ses hanches frôlent l’inconnu avec des
mouvements saccadés.. Bada voit sortir du corps pris dans des
convulsions une lumière blanche puis rouge puis jaune puis verte..
Toutes les couleurs de la tenue ondoyée de la dame qui franchit la
montée en spirale avec ses membres désarticulés, se sont
cristallisées au plafond, puis doucement et en silence elles
prennent leur chemin vers le ciel. Le corps dé-asphyxié par son
doux génie va redonner à la femme tombée dans les paumes le goût
de se relever et prendre place parmi les autres l’air tout à fait
serein. Elle va certainement revivre au calme au sein de sa
communauté familière qui ne soupçonne guère ses farouches
dépressions, ni son teint assombri, ou n’entend ses cris étouffés,
cet entourage qui n’a ni la volonté ni le tact de les prévenir,
de les voir ou soupçonner, ni le pouvoir de les guérir.
Ce
rituel varie d’un milieu à l’autre. Mama quoique convaincue des
bienfaits de cette journée, éloigne de son esprit de telles
interprétations accordées aux actes de génies. Elle accorde à
cette cérémonie d’autres raisons et effets. C’est pour elle
juste une occasion de rassembler les femmes entre elles bach
yefouwejou
(pour se délasser). Elle ajoute que dans les milieux fassis, ce
rituel ne prend pas les dimensions de « l’lila
l’gnawiya »
(la nuitée des Gnawa),
entretenue par des pratiques propres à la magie. Ceci est juste une
soirée douce et raffinée, préparée en l’honneur de la femme
tatouée sans plus, conclut-t-elle.
Badiعa
pourtant ne cesse de fantasmer sur cet évènement qu’elle revit
par ouïe dire. Elle les voit, ces femmes aériennes se transformer
en youyouye,
évoquant pleines incantations, combien de Slàa
we Slam عla
Rassoule Llahe ! (de
Prières sur Dieu et ses prophètes) accompagnent les tombées en
transes bénies. Dis-moi, vraiment, toi, tu ne penses pas que
c’est la meilleure cure thérapeutique que puisse avoir une femme
en besoin de s’éclater, puis s’apaiser, se catharsis-er au
lieu d’aller chez un psy ?ou voir une tragédie à
l’opéra ?, demande Badiعa
les prunelles voilées, son pouls sautillant… Laissons toutes ces
croyances à côté, pour moi ce ne sont que des simulations,
dit-elle, de bonnes tactiques de femmes en vue de toucher leur être
profond. Mais non !, elles y croient ferme, témoigne Mama à
présent ébranlée dans ses convictions. La femme de ton
*pétales
de coquelicots asséchées et moulues en poudre fine à la base de ce
qu’on appelle l’عakar
lfassi (le rouge à lèvre fassi dont les femmes s’enduisent les
lèvres les joues et tout le corps avant le grand bain, Celles qui
veulent avoir les cheveux roux plus qu’acajou en mettent dans la
mixture henné mélangée à du safran pur. Le résultat est
surprenant
oncle,
certifie-t-elle, plus jeune que celui-ci de plus d’une vingtaine
d’années, devait user de toute son intelligence et imagination
pour susciter cette cérémonie حenna une
fois l’an, ya
bniyeti !! N’har l’حenna,
chi kbiir
pour elle, (le jour du henné pour elles est un grand jour), pour
d’autres aussi ; j’en connais qui ne peuvent pas s’en
passer, sinon elles dépriment vraiment, ou tombent dans les paumes,
ou se tapent des crises d’hystérie, c’est vrai !; ne me dis
pas que c’est normal, les femmes, chez-nous, doivent savoir se
maitriser, ce ne sont que les bédouines lli
كayetéحou
berرyaحe (ont
des crises d’épilepsie) accordées à la sorcellerie, s’indigne
Mama. Badiعa
pense que ces journées, soirées ou lilas
sont suscitées par un esprit de réjouissances purement féminines,
de telles jubilations sont sublimées dans la mémoire populaire des
femmes avides de transes, explique Badiعa.
Les hommes bien avisés sur la santé morale et physique de leur
conjointe, y adhérent de toute leur sage ardeur, afin de revoir la
compagne de leurs nuits follement savoureuses dispose, et voir la
mère de leurs enfants se rasséréner, redevenir normale et soumise.
Oui, répond Mama, les maris que je connais y consentaient
facilement !
Faut
contenter Lalla
Mira Lagnaouiya*,
se rappelle avoir entendu Badai. Elle se remémore bien la jeune
femme de son oncle, une femme si menue qui ne mesure pas un
mètre cinquante et doit peser un peu plus de cinquante kilos, mère
de sept enfants ; elle demandait obligeamment à son mari,
prêt à répondre aux fantasmes de sa compagne : elle doit
répondre à l’appel de son génie ou plutôt sa djinnya, lui
avançait-elle à mon oncle gaga. Elle me souffle à
l’oreille, réclamait la belle sœur à Mama,
Lalla Mira Lgnawiya,
la belle furie visiteuse de la nuit, elle me demande de préparer
pour elle une cérémonie, confirmait celle-là à son mari. Lalla
Mira
me talonne partout, intransigeante, l’entendait-elle lui souffler ;
elle est fâchée contre mon indifférence ; elle est en besoin
de mes offrandes, annonçait-elle à son mari qui connaissait la
chose ; et elle le talonnait à son tour pour lui réapprendre en
roucoulant : Ya
rajli l’eعeziz (ô
mon mari cher), Lalla
Mira
veut me voir porter une tenue jaune et une autre rouge toutes en
perles strass et paillettes garnies de passementerie dorée avec des
babouches assorties ! Tu organiseras ta fête dans l’intimité avec
tes voisines, tes sœurs, tes cousines..etc, lui recommandait
l’homme, non plus intransigeant dans ce cas ultime de courtoisie
appliquée exigeant de lui de répondre promptement aux demandes de
sa jeune femme bienaimée ; demandes jugées justifiables. Mais
ne faites pas trop de tapage, les enfants paniquent,
recommandait-t-il. Tu sais qu’elle me gratifie en boursettes de
pièces d’argent, ajoutait la femme : je les trouve
dissimulées sous les oreillers après la cérémonie,
concluait-elle tout miel tout bonbons. Oui, je sais, dénonçait le
mari pressé de sortir.
Et
les femmes mues par leur ruse ou muses-harpies fidèles, démoniaques
et généreuses, s’activent ensemble pour plusieurs jours
préliminaires à la cérémonie. Elles doivent organiser, imagine
Badiعa,
des espèces d’orgies à
la gouza seحrawiya
(noix de muscade) ou au thé bouilli avec des figues sèches
fermentées. Elles aussi se saoulent à leur façon, en l’honneur
de Dionysos, certainement ancêtre de Mira et Hammou. Peut être
je me trompe ! Elles se grisent avec un pseudo opium puisé
dans les épices et les fruits secs hautement gastronomiques des
cuisines marocaines à vertu aphrodisiaque.
« Nos
mamans, raconte Badiعa,
se voyaient et faisaient la fête ensemble. Les derboukas, bendir,
tعaرej
et tambourins résonnaient dans l'espace... Tu connais, me dit-elle
m'entrainant dans les souvenirs de son enfance, ce rythme binaire du
petit tambourin double, tapé à quatre coups scandés au moyen de
bâtonnets si fins, si résonnants dans les oreilles exaltées par
ces mots : à
Lalla nous allons sortir de bonne heure et nous renverserons le
monde !
Donnez nous la
pluie a « ssoppeça » !
(ce dernier mot signifie la « dévergondée » ou ces
filles de joie, et ma foi je ne sais pas pourquoi il est employé
dans une chanson au nom du prophète, peut être j’entendais mal).
Que le vent de
l'est nous renverse, nous l'avons fait de nos mains ! J’irais
chez le menuisier, qu’il me confectionne une table ronde et
j'appellerai toutes les femmes du canton, « à ssoppeça » !
(quel
refrain !) à
llala nous amènerons le caroube et le miel, et nous irons au pique
nique ! bimakkata( à
la Mecque) ya
rebbi, nous vous demandons de réaliser nos vœux ! la ilaha ila
llah (n’est
Dieu que Dieu)
Mohammed le prophète de Dieu !
Et voila le mizmar(
une fine trompette) amené(e) par ma satanée tante Hحabiba,
un phénomène celle-ci ! Les youyyouyouyes éclatent, et les
femmes en transe font éclater leurs tambourins. C'était magnifique
les après-midi soirées auxquelles les hommes ne participaient pas !
« Yaعtehoum
Bla,
(que Dieu les damne) certains hommes d'aujourd’hui, ils étouffent
en nous ttout, même la joie de montrer notre dentition, me dit ma
voisine en râlant.( vous savez qui raconte). On étouffe, on
psycho-somatise, on se retient dans nos corps comprimés, compressés…
Ecoute encore ces paroles : joue
al fassia lh’wawiya, à lalla Malika srira we drifa we eحsbiya
moulate leحnani
w lقalb
l’hani, (joue à Malika joue a Malika la jeune frivole, la douce
au cœur insouciant et aux mains tatouées de henné), hahiya
kat’dour bحnani’ha
kat’dour, (la voilà tourner avec son henné tourner) ! Joue
à lalla joue alalla, lustre tu es, tu es ma joie mon bonheur, joue
ana bla bik (sans toi) qui suis-je… et
les tambourins trinité
scandent
l’hwa عla
Mohammed rassoul llah à rassi (ô ma tête) ! Je vais mourir
pour toi et ajri عla
rebbi (ma récompense est divine) !
Je
ne comprends pas comment on mélange le nom de Dieu et du prophète
avec l'amour, la passion, comme si Dieu et son prophète favorisaient
les beaux rapports entre l’homme et la femme, cette femme de jadis,
enfermée dans son cocon de soie hwawiya
(fille de joie), dans son caftan kamouni
(vert-cumin), avec ses yeux qui heblouni
(me
rendent fou)..on chante bien pour invoquer Dieu ;
ajri عla
rebbi (ma
récompense est divine), ramène-moi
le plateau, car sans toi, à côté de moi, je ne vaux rien !
Tu auras tout mon
amour, ma joie, le palmier danse, mon cerveau se perd, je vais mourir
pour toi…
et les mouwals,
chants infinis envoyés à la reine des cœurs sucrés, touchent le
roi des passions endormies. N'est-ce pas très beau ces chants de
l'enfance, de l'adolescence de nos mama rassemblées, vivant leur
bonheur d'être adorées, cajolées tous les jours et toutes les
nuits… avec ça tous les chagrins disparaissent forcément !
L’euphorie
est de règle recherchée dans toute sa dimension socioculturelle et
spirituelle dans ces enceintes exclusivement féminines. Journée
Aphrodisiaque
et Thérapeutique !
Quand je pense à une amie doctoresse d’Etat en neurobiologie,
signale Badiعa,
mariée en France où elle a eu ses enfants, renonçant à sa
carrière qui s’annonçait lumineuse, acculée, après combien
d’affres « dans ce pays d’lrorba
(d’exil) dont elle se plaint, à rendre visite au psy, deux
fois par semaine, j’ai les larmes aux yeux. Comment notre
génération de soi-disant cultivées, émancipées, a-t-elle
échue, encline à se farcir d’anxiolytiques, comme cela est
devenu de coutume pour pas mal de mes collègues, aussi confinées à
assumer leur émancipation moderne, se demande Badiعa
jamais guérie, me ré-confie-t-elle, de sa dépression à elle,
diagnostiquée par un curieux psy de chez-nous.. Plusieurs de mes
collègues, m’apprend Badiعa,
se vantaient chaque matin du nombre de comprimés absorbés pour
nourrir leur dopage quotidien. Combien de femmes consacrées à la
vie active sont prises entre les griffes d’une société masculine,
intellectuellement machiste, impitoyable, esclavagiste sans en
avoir l’air, considérant la femme modernisée d’une nature
robotisée ou une poule acuminée. Comment cette femme dont on exige
le même rendement que l’homme, dans ces institutions
administratives de fonction publique et privée, peuvent-elles
concilier entre leurs besognes ménagères et leur métier, quand
les aides à la vie de famille sont absentes, sinon problématiques ?
Ce sont des pages de mon roman "la langueMama ou le retour à la source 1" dont je suis l'auteure, Il s'agit d'une trilogie qui verra bientôt le jour inchallah. Bouchra Benjelloun
RépondreSupprimer