«A chaque fois que
je pense que Mama a dépassé quatre vingt- ans et que sa vie peut
s’achever d’un jour à l’autre, je tremble! Car le temps passe
vite et je ne peux pas être tout le temps avec elle pour boire à la
source de sa mémoire phénoménale»
Badiعa
prononce ce dernier mot sur un ton accentué, exprimant en même
temps son désir de se nourrir constamment de la langue maternelle,
truffée de termes et d’expressions pittoresques qui
malheureusement disparaissent de plus en plus de notre capital
linguistique. A savoir, cette langue que les artisans de jadis
parlaient dans les profondeurs d'une médina enracinée dans
l'histoire du Maroc imprégné par la civilisation andalouse
arabo-islamique.
Mama, la mère de
Badiعa,
est ces jours-ci ébranlée par ses souvenirs d’enfance, enfance
interrompue par la mort soudaine de son père et par les événements
de son mariage précoce. Elle s'abandonne à sa mémoire, poussée
par sa fille qui voudrait voir sa mère mener le récit de sa vie
jusqu’au bout et pouvoir tracer en même temps, par le truchement
de son récit autobiographique, quelques bribes de l'histoire du
peuple marocain sous la colonisation française.
En écoutant sa mère
raconter son passé, Badiعa,
ex-enseignante de la langue française, est animée par son vieux
désir d'écriture bilingue. Aussitôt, elle se met à transcrire le
parler de la vieille dame, tel quel, sans réfléchir aux fautes de
langue que cela provoquerait dans le texte français. Elle écoute sa
mère et prend des notes tout en jonglant avec les lettres des
alphabets arabe et latin.. Badiعa
est enchantée de frayer son propre chemin dans le monde de
l'écriture.. Aussi ébranlée que sa Mama, elle est dès lors
stimulée par sa nouvelle mission, celle de livrer l'histoire de sa
mère en se servant d'une écriture hybride mêlant les deux langues
arabe dialectal et français..
Mama raconte
Je
peux te faire le récit ya
bniy°ti*
(ô ma fille) de toute
mon histoire, raconte Mama**. F’n’hهar
fane ma'تt
b’Bba, depuis
le jour où mon père est mort,
w° h'bèt f'عq-'قibt'ت
l’fi'رrane
w° m°cha
«L°gb°b»***.., et
que son cortège a
emprunté
la pente dite des Rats,
depuis notre quartier de Rass Jnane***
jusqu'au cimetière des Coupoles''****;
j’étais encore une enfant de dix ans à peine et je suis montée à
la terrasse pour suivre de loin le convoi funéraire de mon père
L’llàh°
y°r°'ح'mou
w° y°w°ssa'ع
عli'h;
koun'تt
عan°'dou
عziiiza
w°غal°ya!*****
Que Dieu ait son âme, élargisse sa tombe, elle lui était si chère,
elle était son aînée et il l’adorait!..
Mama s’exprime
avec ce genre de regret qui avec le temps se transforme en douceur au
fond de notre mémoire et fait place à toutes les soumissions que
nous avons accordées au destin, seul capable aux yeux de la vieille
dame de mener notre vie. Ses traits se crispent et ses yeux se
voilent davantage quand elle évoque son demi-frère.
B’ba,
(rappelle-t-elle), avait déjà eu un fils de sa première femme,
celui-ci était âgé d’à peine quatorze ans à la mort de B’ba;
il est mort aussi, deux ans après notre père; sa mère est la
cousine consanguine à Yémma,
celle-ci ayant fini après la mort de son premier mari par prendre la
place de sa cousine…
C’est
Yémma*, poursuit
Mama,
consacrée par l’entourage familiale comme uneحàad'ga
lalla w° moulati (une
parfaite ménagère,
une
vraie femme de foyer, une véritable lady) qui avait exigé ce
divorce de B’ba**
!Yémma a
eu aussi un fils avec son premier mari qui était par simple
coïncidence le frère aîné de B’ba,
llahe y°r°حame’houm
bzouje,
koul'na lil°'ha
(que Dieu les ait tous les deux en miséricorde, nous sommes tous
voués à la mort). B’ba
a
pris la veuve de son frère pour épouse afin de protéger le fils de
celui-ci, mes demi-frères étant cousins; Yémma
a porté le deuil des deux frères (ses deux ex maris), morts très
jeunes, à peine la trentaine, du vivant de leur mère Lalla
Ré'تa
l’lléf'تtà
llah y°رr°حam°ha;
(
ma grand-mère Lef'ta
que Dieu la couvre de sa miséricorde). Elle m’adorait !
Cela s’est-il
passé en l’espace de dix, douze ans ?, Mama ne sait plus.
Je
suis restée sur les toits-terrasses, évoque-t-elle,
tournoyant
telle une abeille, profondément troublée par ma détresse, levant
mes paumes au ciel tout l’après-midi jusqu’au soir. Se rendant
compte de mon absence,
Yémma
et mes tantes affolées, ont mis sur mes traces cousins et cousines
que j’entendais crier mon nom sans pouvoir leur répondre. Je
méditais sur mon sort, seule face à Dieu qui m’observait
certainement. Une fois, sur ces mêmes toits, j’ai assisté au
cours de la nuit sacrée du ramadan* à l’ouverture du ciel avant
l’aurore, j’ai vu une lumière blanche surgir d’un point du
ciel puis grandir, grandir et devenir presque aveuglante, je savais
dans ma tête et dans mon cœur que c’était la lumière de Dieu ;
elle m’a traversée et je suis restée figée sur place jusqu’au
petit matin, béate, les yeux grands ouverts; je crois que je me suis
endormie debout car j’ai vu des paysages mirifiques tous émanant
du ciel. Depuis ce jour, en silence et secrètement, je montais à la
terrasse pour méditer et invoquer Dieu mon adoré.
Ce
jour-là, je me répétais à voix haute face levée au ciel :عlàache
ya sidi R'bbi d’ditili B’ba (pourquoi
mon Dieu avez-vous emporté mon père?); iyàaahe!,
(eh oui!) ce jour fatidique qui a vu mon père s’éteindre après
trois jours de fièvre, je ne l'oublierai jamais; ce jour-là, il est
sorti debout, il est parti voir le médecin, et deux jours après,
malgré sa prise des médicaments, son
oreille enfiévrée et couverte de pus a éclaté, et son âme est
partie chez sidi* Dieu!
*
Ya bniy°ti : ô ma fille…**Mama est la mère de Badiعa
***
Rass Jnane: peut se traduire en Hauts Jardins
****
«L°gb°b»: terme désignant les «Coupoles», nom du vieux
cimetière de la ''médina'' et où se trouvent les sanctuaires de
quelques marabouts de la région.
*****''L’llàhe
y°r°'ح'mou
w° y°w°ssa'ع
عlih'':
c’est une expression courante qui se dit chaque fois qu’on cite
un mort; cela veut dire littéralement que Deiu le tienne en sa
miséricorde et élargisse sa tombe. Cette formule consacrée
traduirait simplement en français «Que Dieu ait son âme'' ……
******
koun'تt
عan°'dou
عziiiza
w°غal°ya!:
cela veut dire
littéralement:
''j'étais sa
chère et sa précieuse''.
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