lundi 6 janvier 2014

La mémoire souche



«A chaque fois que je pense que Mama a dépassé quatre vingt- ans et que sa vie peut s’achever d’un jour à l’autre, je tremble! Car le temps passe vite et je ne peux pas être tout le temps avec elle pour boire à la source de sa mémoire phénoménale»
Badiعa prononce ce dernier mot sur un ton accentué, exprimant en même temps son désir de se nourrir constamment de la langue maternelle, truffée de termes et d’expressions pittoresques qui malheureusement disparaissent de plus en plus de notre capital linguistique. A savoir, cette langue que les artisans de jadis parlaient dans les profondeurs d'une médina enracinée dans l'histoire du Maroc imprégné par la civilisation andalouse arabo-islamique.
Mama, la mère de Badiعa, est ces jours-ci ébranlée par ses souvenirs d’enfance, enfance interrompue par la mort soudaine de son père et par les événements de son mariage précoce. Elle s'abandonne à sa mémoire, poussée par sa fille qui voudrait voir sa mère mener le récit de sa vie jusqu’au bout et pouvoir tracer en même temps, par le truchement de son récit autobiographique, quelques bribes de l'histoire du peuple marocain sous la colonisation française.
En écoutant sa mère raconter son passé, Badiعa, ex-enseignante de la langue française, est animée par son vieux désir d'écriture bilingue. Aussitôt, elle se met à transcrire le parler de la vieille dame, tel quel, sans réfléchir aux fautes de langue que cela provoquerait dans le texte français. Elle écoute sa mère et prend des notes tout en jonglant avec les lettres des alphabets arabe et latin.. Badiعa est enchantée de frayer son propre chemin dans le monde de l'écriture.. Aussi ébranlée que sa Mama, elle est dès lors stimulée par sa nouvelle mission, celle de livrer l'histoire de sa mère en se servant d'une écriture hybride mêlant les deux langues arabe dialectal et français..
Mama raconte
Je peux te faire le récit ya bniy°ti* (ô ma fille) de toute mon histoire, raconte Mama**. F’n’hهar fane ma'تt b’Bba, depuis le jour où mon père est mort, w° h'bèt f'عq-'قibt'ت l’fi'رrane w° m°cha «L°gb°b»***.., et que son cortège a emprunté la pente dite des Rats, depuis notre quartier de Rass Jnane*** jusqu'au cimetière des Coupoles''****; j’étais encore une enfant de dix ans à peine et je suis montée à la terrasse pour suivre de loin le convoi funéraire de mon père L’llàh° y°r°'ح'mou w° y°w°ssa'ع عli'h; koun'تt عan°'dou عziiiza w°غal°ya!***** Que Dieu ait son âme, élargisse sa tombe, elle lui était si chère, elle était son aînée et il l’adorait!..

Mama s’exprime avec ce genre de regret qui avec le temps se transforme en douceur au fond de notre mémoire et fait place à toutes les soumissions que nous avons accordées au destin, seul capable aux yeux de la vieille dame de mener notre vie. Ses traits se crispent et ses yeux se voilent davantage quand elle évoque son demi-frère.
B’ba, (rappelle-t-elle), avait déjà eu un fils de sa première femme, celui-ci était âgé d’à peine quatorze ans à la mort de B’ba; il est mort aussi, deux ans après notre père; sa mère est la cousine consanguine à Yémma, celle-ci ayant fini après la mort de son premier mari par prendre la place de sa cousine…
C’est Yémma*, poursuit Mama, consacrée par l’entourage familiale comme uneحàad'ga lalla w° moulati (une parfaite ménagère, une vraie femme de foyer, une véritable lady) qui avait exigé ce divorce de B’ba** !Yémma a eu aussi un fils avec son premier mari qui était par simple coïncidence le frère aîné de B’ba, llahe y°r°حame’houm bzouje, koul'na lil°'ha (que Dieu les ait tous les deux en miséricorde, nous sommes tous voués à la mort). B’ba a pris la veuve de son frère pour épouse afin de protéger le fils de celui-ci, mes demi-frères étant cousins; Yémma a porté le deuil des deux frères (ses deux ex maris), morts très jeunes, à peine la trentaine, du vivant de leur mère Lalla Ré'تa l’lléf'تtà llah y°رحam°ha; ( ma grand-mère Lef'ta que Dieu la couvre de sa miséricorde). Elle m’adorait !
Cela s’est-il passé en l’espace de dix, douze ans ?, Mama ne sait plus.

Je suis restée sur les toits-terrasses, évoque-t-elle, tournoyant telle une abeille, profondément troublée par ma détresse, levant mes paumes au ciel tout l’après-midi jusqu’au soir. Se rendant compte de mon absence, Yémma et mes tantes affolées, ont mis sur mes traces cousins et cousines que j’entendais crier mon nom sans pouvoir leur répondre. Je méditais sur mon sort, seule face à Dieu qui m’observait certainement. Une fois, sur ces mêmes toits, j’ai assisté au cours de la nuit sacrée du ramadan* à l’ouverture du ciel avant l’aurore, j’ai vu une lumière blanche surgir d’un point du ciel puis grandir, grandir et devenir presque aveuglante, je savais dans ma tête et dans mon cœur que c’était la lumière de Dieu ; elle m’a traversée et je suis restée figée sur place jusqu’au petit matin, béate, les yeux grands ouverts; je crois que je me suis endormie debout car j’ai vu des paysages mirifiques tous émanant du ciel. Depuis ce jour, en silence et secrètement, je montais à la terrasse pour méditer et invoquer Dieu mon adoré.
Ce jour-là, je me répétais à voix haute face levée au ciel :عlàache ya sidi R'bbi d’ditili B’ba (pourquoi mon Dieu avez-vous emporté mon père?); iyàaahe!, (eh oui!) ce jour fatidique qui a vu mon père s’éteindre après trois jours de fièvre, je ne l'oublierai jamais; ce jour-là, il est sorti debout, il est parti voir le médecin, et deux jours après, malgré sa prise des médicaments, son oreille enfiévrée et couverte de pus a éclaté, et son âme est partie chez sidi* Dieu!



* Ya bniy°ti : ô ma fille…**Mama est la mère de Badiعa
*** Rass Jnane: peut se traduire en Hauts Jardins
**** «L°gb°b»: terme désignant les «Coupoles», nom du vieux cimetière de la ''médina'' et où se trouvent les sanctuaires de quelques marabouts de la région.
*****''L’llàhe y°r°'ح'mou w° y°w°ssa'ع عlih'': c’est une expression courante qui se dit chaque fois qu’on cite un mort; cela veut dire littéralement que Deiu le tienne en sa miséricorde et élargisse sa tombe. Cette formule consacrée traduirait simplement en français «Que Dieu ait son âme'' ……
****** koun'تt عan°'dou عziiiza w°غal°ya!: cela veut dire littéralement: ''j'étais sa chère et sa précieuse''.


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